J’ai démissionné… 


Mara Goyet dans « Tombeau pour le collège » (Flammarion 2008), témoigne de ses doutes au moment de changer d’établissement : « Est-ce lâche de partir quand on sait dans quel état sont les classes ? Une fois que l’on comprend, que l’on a vu, a-t-on le droit, moralement, de s’en aller en pensant avoir fait son temps ? Est-ce quitter le navire ? Défection ou capitulation, je ne sais quel mot conviendrait le mieux. Brisons-là : inutile d’ergoter sur les mots, mon départ ne changera rien. Il sera sans effet ni conséquence ».  C’est un résumé parfait de mes pensées durant les jours qui ont suivi ma décision de partir…


Il ne faut pas être bête, ne pas juger. Mais dire les choses.

Si j’ai voulu ici témoigner, ce n’est pas pour accuser sans scrupule - la situation est trop complexe, je n’en ai saisi que les grandes lignes - mais pour prévenir les futurs candidats pour qu’ils réussissent mieux que moi. Pour enseigner au collège, il faut s’assurer au préalable d’aimer la lutte et le combat.


J’aurais dû me méfier, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 18 classes, 475 élèves, 1h par classe et par semaine… 


L’herbe semble toujours plus verte ailleurs…


Tout commence à la fin de l’été 2022. Je viens d’avoir 50 ans. Cela fait plus de 20 ans que j’anime des ateliers de peinture pour adultes et j’ai des envies de changements… Les journaux sont pleins d’articles sur le manque de professeurs dans l’éducation nationale. Pourquoi ne pas me porter candidat ? 


Je m’inscris dans un premier temps sur la plateforme de recrutement pour être professeur d’Histoire. Puis, plus raisonnable, je me propose en Arts Plastiques. Comme je ne crois pas trop dans la possibilité d’être recruté, j’omets de déposer mon CV artistique. Quelques jours plus tard, l’inspectrice académique pour les Arts Plastiques me téléphone pour que je complète mon dossier. Pendant trois mois, je n’ai plus aucune nouvelle.

Et puis soudainement, fin novembre 2022, appel de l’inspectrice pour un entretien, même chose le surlendemain avec un proviseur d’un collège éloigné de 45km et prise de poste trois jours plus tard…


L’entretien avec l’inspectrice a été relativement convivial. Nous avons évoqué quelques pistes pour faire des séances, mais très brièvement. Elle a tout de suite évoqué la pédagogie « spiralaire », ce qui veut dire que les notions abordées doivent s’enrichir au fur et à mesure des niveaux. Une notion abordée en 6ème doit être complétée en 5ème, etc… Je ne me rendais pas compte que les propos de l’inspectrice, sur cette notion de progression « spiralaire », constituaient déjà un tout premier « mensonge technique » car jamais aucun titulaire que j’ai pu remplacer n’a fait un bilan de ce qu’il avait pu faire avec les élèves. Comment dès lors aurais-je pu envisager des séances en fonction d’une logique spiralaire ?


Après l’inspectrice, c’est avec le proviseur que j’ai eu rendez-vous. Il me pose quelques questions et me dit que je serai aidé lors de ma prise de poste. Deuxième mensonge, car j’attends toujours l’aide. Pas un mot sur comment gérer les élèves, pas une explication sur leur diversité, et même pas une information sur  comment fonctionne Pronote (logiciel essentiel par lequel est géré l’ensemble des relations profs-élèves-parents-établissement). Je prendrai conscience un mois après ma prise de poste que l’on ne peut pas travailler si on n’a pas une pratique minimum de Pronote. Et je découvrirai les fonctions de gestion des incidents qu’à la fin mars 2023, c’est à dire 4 mois après mes débuts. 


Il faut insister sur le fait que les élèves sont conditionnés et habitués à une certaine façon de gérer la discipline : il faut qu’elle soit progressive et toujours notifiée à l’écrit ; qu’il y ait « une trace ». Face à un défaut de discipline, le professeur doit faire une mise en garde orale , puis la saisie d’une observation dans un carnet (et/ou sur Pronote) ou d’un rapport d’incident lié ou non à des heures de retenue si le problème est plus grave ; Et éventuellement d’un appel aux parents. Personne ne m’a expliqué cela tout de suite et clairement, je l’ai compris par déboires successifs. Or les élèves sont très doués pour détecter chaque faiblesse du prof et une fois que les mauvaises habitudes sont en place, rétablir l’ordre est très difficile.


Avant mon premier cours en collège, la titulaire daigne échanger deux mots sur le fonctionnement pratique de la salle. Lors de la conversation, j’ose poser des questions sur le contenu des cours… Elle me réponds froidement que, « si j’ai été recruté, c’est que je dois bien avoir une idée de ce qu’il faut faire en classe… ». Premier contact glaçant avec le corps enseignant…


J’arrive, donc, un matin de décembre 2022 au collège sans aucune formation, ni pour la partie administrative, ni pour la partie gestion de classe, rien… 

Mes nouveaux collègues m’indiquent que je commence avec la « pire » des classes de 4ème… Par la suite, je relativiserai ce jugement à l’aulne de ce que, bien plus laborieusement, je subirai dans d’autres établissements.


J’improvise une séance en demandant aux élèves de réaliser des panneaux de signalisation imaginaires. Naïf, je ne leur donne que très peu de consignes. Et me voilà immédiatement confronté à la bêtise ordinaire : les élèves commencent à réaliser des dessins racistes, homophobes, anti-LGBT… Ce premier cours est une véritable « douche froide ». Les histoires d’expression plastique ne sont pas l’essentiel d’un cours d’arts plastiques : civisme, éducation, discipline, les devancent largement… 


Je comprendrai par la suite que tenter l’enseignement, c’est pénétrer en milieu hostile à tous les niveaux.


Après cette première matinée, je déjeune à la cantine. Nouvelle surprise : dans la salle de restauration, les profs ne se mélangent pas ni avec les surveillants ni avec les personnels de l’administration… Il faut vite comprendre la situation, sinon on passe pour un original… 

Pendant le repas, aucune question ne m’est posée, ni aucune parole ne m’est adressée par mes nouveaux collègues. Avec mes 100 kg et mon 1,80 m, je suis transparent. J’essaye de discuter mais cela tourne court à chaque fois. 

Cette attitude étrange et distante, que je retrouverai dans d’autres établissements, ne cesse de me questionner. Est-ce que cela vient d’une timidité, d’une gêne ? Est-ce moi qui n’agis pas selon les bons codes ?


Plusieurs semaines se passent. Je m’installe dans mon nouveau rôle entièrement libre et… seul. Personne ne se souci de ce que je fais en classe. La seule chose qui compte, c’est l’emploi du temps mentionnant que les élèves ont arts plastiques et qu’ils soient dans une salle avec quelqu’un. Si pendant ce temps les élèves jouent aux cartes, ce n’est pas un souci.


Une formation sur internet m’est cependant proposée. Elle porte sur les rapports de pouvoir dans la classe, la structuration mentale des adolescents et quelques informations sur le fonctionnement d’un établissement scolaire. Cela reste assez abstrait et éloigné de ce que je peux vivre en tant que néo-contractuel. Néanmoins, j’en retiens une idée valable : « ce n’est pas la discipline qui crée la mise au travail, c’est la mise au travail qui crée la discipline ».


Fin mars, c’est à dire un mois avant la fin de mon premier contrat, une professeur d’arts plastiques vient faire une visite-conseil dans ma classe. Elle me donne quelques conseils très succincts sur la discipline et me montre quelques fonctionnalités sur Pronote que j’ignorais. Elle m’indique que je dois réaliser des fiches pour les élèves où les sujets et les critères d’évaluation sont notifiés. L’idée que les élèves puissent avoir un document pour se rappeler ce qui leur ait demandé me semble bonne et je la mets en place rapidement. Les rappels des consignes envers les élèves inattentifs sont chronophages et je me réjouis qu’un dispositif puisse les limiter. Nouveau désenchantement… Les fiches polycopiées se retrouvent froissées sous les tables ou dans les cartables… Les élèves ne prennent pas le temps de les lire et demandent incessamment et comme avant : « Monsieur, qu’est-ce qu’il faut faire ? ».  

J’abandonne les fiches rapidement face à ce gaspillage inutile de papier… Grave erreur, qui me « coûtera cher » lors d’une inspection ultérieure. 


Fin avril, mon premier contrat s’arrête. Les relations avec les autres profs ne se sont pas réchauffées. Je croise la titulaire qui ne se soucie absolument pas de ce que j’ai pu faire avec ses élèves. Cette première période a été éreintante car je cumulais ma nouvelle activité avec l’ancienne, et, même si je suis triste de laisser les élèves, je suis soulagé de respirer un peu.




Nouveau contrat… 


Mais à ma grande surprise, le rectorat me propose immédiatement un autre poste. Il s’agit d’un remplacement d’un mi-temps thérapeutique dans un collège légèrement moins éloigné que le précédent. A nouveau, rendez-vous avec le proviseur et gestion administrative de la prise de poste. L’établissement est beaucoup plus important que le premier, il y a plus de 700 élèves. On me donne le contact du titulaire. Lors de l’échange téléphonique, celui-ci me met en garde contre les « énormes » difficultés concernant la discipline. Il termine même, avec des trémolos dans la voix, en m’enjoignant « de me méfier pour ma sécurité » et « de faire très très attention ». Comme ce monsieur à l’air d’être assez déprimé, je le prends plus ou moins au sérieux. A tord, la suite me le prouvera. Là, débutent deux mois d’enfer.


La salle d’arts est immense et entièrement bétonnée, ce qui lui donne des allures de « blockhaus ». Aucun travail n’est accroché. Il n’y a aucune décoration. Je constate que l’essentiel des séances proposées par le titulaire consiste à colorier des photocopies. Les consignes précisent systématiquement : « entièrement ». Et sous-entendu : « en silence ».


Le collège a ouvert un an et demi auparavant et peine à trouver une organisation. Il a déjà changé trois fois de direction (un proviseur est parti en burn-out). Les règles de discipline ne sont pas en place. Les élèves sont en « roue libre ». Les surveillants ne veulent plus faire les entrées et sorties car ils sont régulièrement agressés par les parents.


Mes cours se déroulent dans un chahut permanent. Un jour, un élève de troisième lance son sac par une fenêtre. Mes relations avec les autres profs sont inexistantes. Le proviseur est retranché dans son bureau. Dans ce chaos, il me faudra même du temps pour repérer clairement qui sont les CPE (néo-contractuels eux aussi). Je suis seul comme jamais face à des élèves qui n’ont aucun code scolaire et aucun respect pour quoi que ce soit. Dans de telles conditions, parler d’Histoire de l’Art ou de « problématique procédurale » parait bien illusoire. 

J’organise donc une pseudo-garderie pour, précisément, faire illusion. 


Je finis l’année écœuré, dubitatif pour la suite…



L’été porte conseil… 


En ce début d’été, je dois laisser le local où je donnais des cours depuis des années. Je ne sais plus ce que je dois choisir : m’engager à nouveau à l’Education Nationale ou relancer mon ancienne activité. Juillet passe, ainsi qu’une grande partie d’août… Pas de nouvelle du rectorat… Vers le 28 août, je reçois un email où l’on me propose un plein temps dans deux établissements proches de mon lieu de vie. Ce ne sont pas des remplacements et mon contrat est établi pour l’année entière… Les conditions paraissent réunies pour mieux tenter à nouveau l’expérience.


Une journée de pré-rentrée est organisée dans les deux collèges. Je commence le matin dans l’un puis continue l’après-midi dans l’autre où un stage est organisé. Nouvelle surprise, il n’est pas en lien avec l’enseignement mais a pour thématique la gestion des publics violents… 

Il est proposé par une sorte de GIGN de l’Education Nationale. Cette unité d’intervention est convoquée à chaque fois qu’un conseil de discipline peut potentiellement être « à risques ».  Les cowboys nous expliquent comment recevoir des parents violents : il faut ranger tout objet contondant , ciseaux, règles et organiser les tables pour fuir au plus vite si besoin. Des séances de jeu de rôle sont organisées pour rendre les problématiques plus concrètes et réalistes… Les vrai-faux acteurs se lancent des « fils de pute » et « mon fils, c’est pas un PD, connard »… Le ton est donné pour la suite…


Dans cette même journée, le proviseur de l’établissement où j’ai le plus d’heures de cours me sollicite pour être professeur principal d’une classe de 6eme. Je comprends vite que je n’ai pas vraiment le choix malgré mes remarques sur mon absence de formation pour répondre à cette mission. On m’explique que l’on m’aidera, ce qui, comme toujours, s’avérera faux. 


Le lundi suivant, trois jours après le stage GIGN,  je dois prendre toute la journée en charge une classe de 6ème pour leur expliquer le fonctionnement d’un collège et régler tout un tas d’histoires administratives. Il fait une chaleur caniculaire. La journée se passe dans une improvisation totale, je n’ai jamais fait cela et je me retrouve seul face à 25 élèves. Je suis censé leur dire à qui s’adresser en fonction de telle ou telle demande. J’essaye de faire en fonction de ce que j’imagine être du bon sens, mais surtout je brode en racontant à peu près n’importe quoi.


Et l’année commence…


Très rapidement, la proviseur adjointe me demande d’assumer aussi une réunion d’information pour les parents de la classe dont je suis professeur principal. Quand je demande des précisions sur ce que je suis censé dire ou faire, elle me répond : « mais vous savez bien, c’est le bureau des pleurs, vous écoutez et puis voilà… » et « de toute façon, nous  ne serons pas loin, si il y a vraiment un problème vous nous appelez ».  Je me retrouve à nouveau, lors de cette réunion, dans la position de l’imposteur qui improvise totalement. 


Malgré tout, fort d’une certaine motivation, je démarre mes cours en essayant d’initier des règles de fonctionnement. Les choses se mettent en place. Parfois difficilement… On m’envoie un élève aveugle… Je ne comprends pas immédiatement le problème et l’enfant en est assez dérouté.  Il n’est pas le seul… Un autre jour, un élève autiste sort de la classe en hurlant qu’il veut se tuer. L’« inclusion » est une belle idée mais dans le concret de la classe, elle explose littéralement.


Le mois de septembre n’en fini pas, en salle de profs on m’explique que c’est un sentiment classique… Arrive le mois d’octobre où une série d’horreurs vont arriver.


L’ambiance de mes cours ne cesse de se durcir. Un mercredi matin un élève de troisième me menace quasiment physiquement. Un taille crayon a été envoyé dans son dos. Au lieu de le ramasser, il l'a écrasé, éparpillant les morceaux de plastique et de crayon… Je lui demande de ramasser les détritus. il refuse et ment ostensiblement en affirmant que ce n'était pas lui le responsable. Une discussion houleuse s’en est poursuivie, l'élève frôlant l’insulte. « Vas-y frère », « Wesh, tu forces », « je suis pas ta boniche »… A la sortie du cours, je refuse de prendre la classe suivante car je ne suis pas en mesure de le faire. 


Il faut bien témoigner que quelques jours auparavant, l’impensable est arrivé.  Un professeur d’Histoire, Dominique Bernard, enseignant dans un lycée d’Arras a été tué par un ancien élève, le jour de l’anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty. Dans tous les établissements de France, un hommage leur a été rendu le lundi suivant l’attentat. Une séance est organisée dans chaque classe pour expliquer aux élèves ce qu'il s’est passé. 


Le lendemain même de cette journée éprouvante d’hommage, j’apprends par mes collègues qu’un élève a écrit sur les réseaux « que le prof d’histoire  tué méritait ce qui lui est arrivé, que d’autres mériteraient pareil au collège et notamment le prof d’arts plastiques »… Je reste, quelques instants, abasourdi… L’ensemble des profs décident d’exercer leur droit de retrait tant que l’élève ne sera pas mis en mesure conservatoire. Je comprends assez vite que la menace ne m’est pas adressée mais qu’il s’agit de ma collègue d’arts plastiques. Cette dernière n’est pas au collège ce matin là et je lui téléphone pour savoir si elle est au courant. Elle me répond par la négative alors que les propos menaçants étaient connus par la direction depuis le dimanche soir. Elle allait venir faire cours comme d’habitude sans que personne ne s’en souci.


Les vacances de Toussaint arrivent enfin… Non sans un dernier incident. Alors qu’en séance de « vie de classe » j’aborde la notion d’empathie, deux élèves se battent dans ma classe au moment de la sortie… Sûrement un problème de didactique.



Inspection surprise…


Pendant les vacances, je n’ai pensé qu’à démissionner. J’avais croisé un collègue artiste qui, ayant vécu la même expérience que moi, en avait conclu qu’il n’y avait aucun moyen de rendre ce travail intéressant et efficient. Malgré tout, je repars pour une nouvelle période. La fin du premier trimestre arrive et je dois remplir les 500 bulletins de mes 500 élèves… Et je dois assurer mon premier conseil de classe en tant que professeur principal sans avoir eu aucune formation.  L’exercice est laborieux…


Un jeudi matin de novembre, une élève de 4eme dans le second établissement, où j’officie pour quelques heures par semaine, provoque un mini pugilat. En effet, je saisis une première fois ses bouts de gomme qu'elle lançait et découpait sous mes yeux. Un moment après, elle jette de nouveau des bouts de gomme. Je lui confisque ses ciseaux. je lui demande de me donner le reste de sa gomme, elle refuse et s'obstine. Je lui dis de sortir de la classe, elle refuse en vidant sa trousse d’un coup sur sa table pour gagner du temps. Devant tant d’insolence, je remets rapidement ses affaires dans son sac et lui confisque. Elle s’accroche à son sac et m’oblige à la saisir par le coude pour réussir à m’en dépêtrer. Elle sort enfin en hurlant comme une hystérique dans le couloir. Avec un aplomb certain, cette élève va témoigner immédiatement au bureau de la proviseur que je l’ai volontairement pincée. Elle sera par la suite soutenue par sa mère qui menacera de porter plainte contre moi. Ce qui m’obligera à aller témoigner au conseil de discipline de l’élève. 

Cette situation de mise en cause des sanctions disciplinaires par les parents, je m’en suis vite rendu compte, est habituelle.


La journée était malheureusement loin d’être finie. Après la courte pause méridienne, je m’apprête à aller chercher dans la cour la classe de 6eme dont j’ai la charge en tant que professeur principal. J’ai en tête qu’il faut que je les recadre sur leur attitude car j’ai eu des échos de mauvais comportements. Sur le chemin, à ma grande surprise, je croise un monsieur qui dit vouloir réaliser une visite-conseil dans ma classe. Personne ne m’a prévenu, mais j’accepte sa venue. J’ai appris plus tard que je n’avais pas le choix, de toutes les façons, car les visites annoncées sont une convention usuelle mais pas une obligation légale. Je lui explique que je ne vais pas pouvoir parler d’arts plastiques toute l’heure car j’ai des éléments administratifs et un recadrage à faire avec ma classe de 6eme. 

Je ne connais pas le nom du chargé de mission qui me visite. Je vais vite me rendre compte qu’il s’agit d’une véritable inspection et non d’une visite-conseil.


La séance se passe plutôt bien. Les élèves sont disciplinés. C’était une séance d’une séquence qui avait déjà débutée depuis deux semaines. Je faisais découvrir aux élèves les papiers découpés de Matisse. C’était une première approche. Certains élèves savent à peine découper avec des ciseaux. La fin du cours arrive, les élèves sortent. 


Je me dirige vers l’inspecteur. Il commence en soupirant et l’air accablé en disant :  « vous faites l’inverse de ce qu’il faut faire… ». Il me demande si j’ai reçu une formation et je lui réponds par la négative.  Mais rien ne va. Mon approche de Matisse est absurde. Je n’ai pas de fiche de préparation ni de fiche pour les élèves. Il déroulera plus tard son plaidoyer à charge dans un  long rapport.


J’en cite quelques passages :


« Une remarque sur la composition rythmique est cependant énoncée, mais elle ne sera pas questionnée avec le groupe classe dans l’optique d’une recherche sur la représentation et la notion d’écart expressif. »

« La puissance compositionnelle de la figure, la planéité en arabesque de la représentation parcourue par l’espace du fond est donc ramenée à un effet perspectif. M. B prolonge son explication par le schéma d’une part de fromage en deux formes géométriques espacées qui suggèrent effectivement un effet tridimensionnel. Il demande que cette technique soit réinvestie dans la disposition des découpages. Cet objectif de réalisation survient tardivement, de manière impromptue et sans être confronté au tableau initial imposé en modèle. »

« Demander à des élèves de 6ème d’effectuer un travail censé reproduire la poïétique d’un artiste tel que Matisse nécessite davantage qu’une simple demande de découpage dans des feuilles colorées »

« il faut faire en sorte que les élèves comprennent les notions que leur pratique engage. »

« C’est aussi le levier principal d’une recherche active de l’élève qui ne se borne pas à reproduire une technique sans en comprendre l’intérêt artistique »

Etc… 


Faut-il rappeler ici à quel public ont à faire les enseignants du Collège où j’étais en poste ? Plus de 50% des élèves ont des difficultés avec la langue aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. Aucun élève n’a un quelconque rapport avec la culture des arts visuels. 

Si les remarques de cet inspecteur peuvent être fondées sur les notions plastiques, elles s’adressent plutôt à des élèves… des Beaux-arts !


En proposant cette séance, je ne cherchais pas - quelle folie - à ce que les élèves reproduisent la poïétique de Matisse. Je cherchais simplement à leur faire découvrir un peintre majeur du XXème siècle et à les initier au découpage. Sûrement aussi à apprendre aux élèves à se défaire des stéréotypes, eux qui peuvent être si conservateurs et « premier degré ». 


Je ne crois pas possible que des élèves sans culture plastique puissent « saisir les notions que leur pratique engage », ni qu’ils  en comprennent « l’intérêt artistique ». 


La réalité est beaucoup plus modeste. Les profs d’arts plastiques font un peu d’ouverture culturelle et font découvrir quelques notions plastiques aux quelques élèves, un par classe (?), qui le veulent. Et ils ont une heure par semaine et par classe pour le faire…


Le problème est que j’ai dit, ou plutôt hurlé, tout cela à l’inspecteur… Et avec virulence.  Je l’ai presque sorti manu-militari de la salle. J’ai explosé de colère. Jamais dans ma vie je ne me suis comporté de la sorte avec un inconnu. 

J’ai beaucoup réfléchi à ce qu'il s’était passé dans ce moment de crise. Je ne me suis jamais battu physiquement et j’ai plutôt tendance à éluder les problèmes… Alors, quoi ? Je crois simplement que face à la raideur académique de l’inspecteur, face à son total déni des conditions dans lesquelles j’exerçais, face aussi à sa non prise en compte des conditions de sa visite surprise (qui impliquait de fait une improvisation), j’étais à saturation de malveillance à mon encontre. 

D’ailleurs, comment un homme aussi pointilleux sur les détails concernant les arts plastiques, peut-il être aussi aveugle sur les conditions même où on les exerce ? 

Plus largement, que veut dire « créativité » dans un tel contexte socio-culturel ? Il faut que chaque enfant puisse approcher les arts visuels. Cependant ne pas tenir compte de là où on démarre, c’est se condamner à l’échec.


Mais refuser la discussion et se mettre en colère n’est jamais une solution. Le chargé de mission parti, je prends immédiatement conscience de ma bêtise. Je lui envoie rapidement un message d’excuses.


Quelques jours après la visite surprise catastrophique, je suis invité à me rendre au bureau du proviseur. Il est très surpris par mon attitude. Il ne me pensait pas aussi « sanguin »… Moi non plus !

Il m’explique alors comment faire lors de la prochaine visite : « pendant une visite, vous faites un one-man-show, vous faites tout bien, comme à la parade et vous dites oui à tout ce que raconte l’inspecteur. Ils sont là pour vous critiquer sinon ils n’existeraient pas. Quand ils sont partis, vous faites ce que vous voulez ». 

L’attitude très humaine et emphatique du proviseur me rassérène. Malgré tout, que penser de ce jeu de dupes ? L’inspection est clairement une farce pour tout le monde et chacun l’accepte. 


Est-il acceptable qu’un contractuel se fasse évaluer sur les mêmes bases qu'une personne titulaire, sans n'avoir jamais reçu de formation ?
Est-il acceptable qu'on lui demande d'appliquer un modèle standard de pédagogie dans les classes les plus difficiles ?


J’ai essayé malgré tout de rendre mes cours plus « académiques » en essayant d’appliquer les recommandations officielles. 

Par exemple, ne pas dire simplement aux élèves : « comment pourriez-vous transformer un bouchon de liège ou un emballage quelconque en un personnage ou un animal ? », tout en se souciant qu’ils ne l’envoient pas à l’autre bout de la classe et que le cours ne se termine pas en bataille rangée… Mais plutôt proposer la « problématique procédurale » suivante : « comment un objet usuel, banal, peut être transfiguré par la créativité ? » ou « comment jouer, par une imagination non stéréotypée,  de la fluctuance d’un référent iconique ? ». Sans succès. 


Je précise au lecteur : Je ne me moque pas ici du projet d’avoir une démarche analytique sérieuse et intellectuelle. Je refuse d’être anti-intellectuel. Je pointe juste l’écart abyssal entre la réalité du terrain et l’ambition pédagogique des programmes. Ce constat est un lieu commun en salle de profs. C’est une banalité dramatique.


J’ai tenté d’être bon élève. J’ai demandé de l’aide à l’inspectrice, à la chargée de mission et à la première titulaire remplacée, pour établir des séquences plus dans les « rails » officiels. Aucune n’a daigné me répondre.


L’ennui à tous les étages…


J’avais eu l’ambition de demander à chaque élève de réaliser un mini exposé de deux minutes, à chaque début de cours, sur des artistes visuels. J’avais précisé que l’exposé serait très généreusement noté. Sur les quelques dizaines d’exposés, peut-être deux ou trois ont été convenables. 


De surcroit, je me suis retrouvé dans la position absurde du prof d’histoire qui démarre son cours en déclarant « nos ancêtres les gaulois » à des élèves principalement issus de l’immigration. J’ai essayé de rectifier les choses en proposant aux élèves de choisir eux-mêmes leurs artistes mais sans réel succès. 


Sans compter les incidents où les parents me mettaient en cause. 

Sur la notation, c’est un classique (pourquoi vous n’avez pas mis 20 au lieu de 18 ?), mais pas seulement. 


Quelques exemples :


Deux élèves se courent après dans la classe dans l’optique évident d’en découdre physiquement. Je m’interpose, un peu effrayé que les choses tournent mal, en saisissant le bras de l’un des élèves. L’après-midi même son père me reproche d’avoir saisi au col sa fille…  Il ne mettait pas une seconde en doute les paroles de sa fille. Je me retrouvais dans la peau de l’agresseur…


Un autre jour, il a fallu que je me justifie auprès d’une mère qui mettait en cause une simple observation donnée à sa fille alors que celle-ci avait lancé de la peinture sur un camarade. 


J’aurais d’autres exemples mais ces deux-là suffisent à illustrer la position intenable dans laquelle j’étais (à l’instar de beaucoup de mes collègues). Si les parents ne comprennent pas les bases rudimentaires de la discipline, comment, dès lors, pouvoir imaginer instaurer un cadre de travail ? 

Nous ne sommes plus dans les années 50 où régnait un ordre stricte, arbitraire et parfois sadique. Au contraire, j’ai plutôt l’impression qu’un excès de bienveillance finit par fragiliser le cadre disciplinaire indispensable aux apprentissages. 

Les parents doivent faire confiance aux professeurs.


Dernier épisode où l’on rit jaune : un prof, avant un conseil de classe, supplie ses collègues de ne pas notifier qu’un certain élève « doit se concentrer » dans les appréciations de son bulletin… Car sa mère promet un grand scandale si elle lit cela, elle a envoyé un message pour prévenir du danger.


Au fil du temps, ma motivation s’est émiettée et une sorte de dépression m’a pris… Les cours n’ont cessé d’être de plus en plus laborieux. Je regardais les minutes s’écouler avec tension … Alors même qu’un cours ne dure en réalité que 45 minutes en moyenne, avec la plupart des classes, c’était déjà trop long… Des heures et des heures à essayer de maintenir un semblant de cours. Des élèves qui s’insultent, qui se battent, qui se versent de la peinture dessus… 

Et pire que tout : un prof qui s’ennuie, des élèves qui s’ennuient et  personne ne comprenant pourquoi il est là.


J’ai fini par me dire que cela suffisait. J’ai démissionné.


La raison principale de mon départ est simple : si pour aligner deux mots de suite dans un calme relatif et nécessaire, je devais punir constamment les élèves, mon travail perdait totalement son sens. Je n’ai pas l’âme d’un gendarme. Et se sensibiliser aux arts visuels ne doit pas être une punition.


Je suis convaincu que quelques mises en garde m’auraient permis de mieux résister. Quelques conseils, en amont, sur l’importance des rituels et  sur  les habitudes de discipline m’auraient évité d’être trop vite dépassé.


Pour conclure cet épisode de ma vie professionnelle, j’ai envoyé cette lettre à l’inspectrice :


Madame,


J’ai l’honneur de vous annoncer que j’ai démissionné.


Vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous soumettre un simple avis. Je pense qu’il serait prudent, lors de vos prochains recrutements de contractuels, de bien leur préciser ceci : 


  • ils ne seront pas formés ni sur la didactique, ni sur la gestion de classe, ni sur l’administratif. Ils devront apprendre sur le tas, souvent au détriment des élèves.
  • Ils seront entièrement seuls et personne ne les aidera.
  • Ils seront jugés et évalués même s’ils n’ont pas eu de formation. 


Un homme averti, n’en vaut-il pas deux ? 


Fin


Emmanuel Ballangé / Mars 2024